Le dernier crâne de M. de Sade


Autor: Jacques Chessex
Verlag: Grasset & Fasquelle
Identifikator: 978-2-246-76611-7
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Biographie
Né le 1er mars 1934 à Payerne, dans le pays de Vaud, et décédé le 9 octobre 2009 à Yverdon-les-Bains, Jacques Chessex fut l'un des grands écrivains suisses de son temps. Entré en littérature dans les années 1950 avec des poèmes, il se tourne vers la fiction en 1962 avec un bref récit, La tête ouverte. Prix Goncourt 1973 pour L'ogre, il continue ensuite de passer de la poésie à la prose. Ses deux derniers livres, Le vampire de Ropraz et Un juif pour l'exemple, ont connu un beau succès tant auprès de la critique que du public.

Le dernier crâne de M. de Sade, par Jacques Chessex


Eté 1814. Donatien Alphone François, marquis de Sade, a 74 ans et plus que quelques mois à vivre. "Prisonnier-pensionnaire" de l'Hospice de Charenton où il est enfermé depuis onze ans, le vieillard reste fidèle à sa réputation. L'écrivain et philosophe n'a pas à se plaindre de son traitement grâce à la pension versée "de mauvais gré" par son fils Claude-Armand. Sa maîtresse, Marie-Constance Quesnet, est installée dans l'appartement voisin et il reçoit les visites régulières de la délurée Madeleine Leclerc, apprentie repasseuse à l'Hospice, qui se plie à ses perverses demandes moyennant finance... Jacques Chessex excelle à décrire la fin de Sade. Et peut-être plus encore à raconter ce qu'il advint de son crâne, déterré quatre ans après sa mise en terre. Les apparitions successives de la relique aux étranges pouvoirs offrent à l'écrivain suisse ses ultimes morceaux de bravoure.

Quand cette histoire commence, en été 1814, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, est enfermé depuis onze ans à Charenton, dans le Val-de-Marne, à la limite sud-est de Paris, un hospice d'aliénés placé sous la surveillance vétilleuse du ministère de l'Intérieur. M. de Sade est gros, accablé de toutes sortes de maux qu'une vie d'aventure, d'emprisonnement, d'obscénité et d'imagination scandaleuse a accumulés dans son corps vicié, en même temps brûlé dedans et dehors.
On ne s'étonnera pas, connaissant l'existence infâme de ce monstre, que sa fin fût aussi laide que sa vie. Et l'on voudra que la férocité qu'il y manifesta serve d'exemple, voire d'avertissement, tant aux gens de police et de coercition, à l'encontre de leurs administrés souvent trop doucement traités, qu'aux personnes vertueuses, qui trouveront là matière à méditer sur la menace toujours possible de l'indécence, et de la déchéance des âmes.
On s'indignera, ou on craindra. Mais quelque réaction que l'on manifeste, réprobation, horreur, et même trouble chez ceux que le mal hante (ou pire, a déjà gagnés), on reconnaîtra que les derniers mois du marquis de Sade, que d'aucuns ont sans honte nommé "le divin", sont de la même trempe dégoûtante que toute sa déplorable course. Et souvent qu'ils la surpassent dans la concentration du vice. Un vieux fou est plus fou qu'un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l'enfermement comprime sa fureur jusqu'à la faire éclater en scènes sales ?
C'est le tableau de ces scènes que nous faisons là, dans l'espoir que ce spectacle agira sur la conscience de nos lecteurs comme un épouvantail hideux, et décidément dissuasif.
On admirera aussi les rebondissements et funestes péripéties du crâne de ce scélérat, après que sa fosse aura été ouverte, lors du "bouleversement" du cimetière de Charenton. Il suffirait des exploits de cette relique, objet maudit à l'image de son ancien propriétaire, pour mesurer le danger qu'un tel homme a pu faire courir à la société, par-delà sa mort et sa condamnation à l'enfer.


Hospice de Charenton, aile droite, deuxième étage, aube du 2 juin 1814. Le ciel est orageux sur Paris, les nuages traînent, une touffeur pèse dans la chambre où se réveille un vieillard en sueur. L'homme de soixante-quatorze ans aujourd'hui même, qui sort ici de son sommeil, est encore impressionnant et beau, quoique son masque se soit épaissi et calciné. Joues rougies, mafflues, nez court et couperosé, cou gras, mais l'oeil d'un bleu pâle jette un feu intense sur l'ordre méticuleux de la pièce. La poitrine est glabre, marquée de rouge comme un volcan en fusion sous les veinules apparentes dans la chemise de nuit ouverte. Le ventre forme une masse conséquente, adipeuse, tachetée, comme tendue de l'intérieur par l'incandescente volonté; un sexe modeste sous le ventre plissé et boutonneux, mais des testicules importants, fortement noués, qui font un étrange socle, comme une double tête figée dans la lave, sous le petit sexe qui pointe.
Dans les bas de nuit, les jambes elles aussi sont grosses, gonflées de varices, les genoux squameux, les pieds petits curieusement nets. Maintenant l'homme fait quelques pas, se saisit de l'urinoir à la commode et l'on peut remarquer le maintien que ce corps âgé et volumineux impose néanmoins à toute la personne, où se concentrent une mobilité et une énergie que l'on capte même à distance, comme un brûlant fluide électrique.
Subjugué par ce masque et cette angoissante prestance - il a déjà rencontré le personnage à trois reprises -, et quoique muni des autorisations et recommandations nécessaires, le visiteur, auquel rien n'a échappé de la vie mouvementée et de l'oeuvre immonde du prisonnier-pensionnaire, hésite quelques secondes avant de frapper à sa porte. Car ce pensionnaire a été condamné à la peine capitale, fuyard, brûlé en effigie, rescapé, emprisonné à Aix, au donjon de Vincennes et à la Bastille, renégat, impie, violent, sodomite, blasphémateur et soupçonné d'inceste, enfermé à vie à l'Hospice de Charenton avec les fous, les agités, afin que la société des honnêtes gens soit préservée des idéologies, thèses, inventions littéraires scabreuses et actions perverses toujours renouvelées de ce scélérat. Donatien Alphonse François, marquis de Sade, écrivain, philosophe, ennemi de Dieu, coupable de crimes abominables sur des jeunes filles et des femmes, abuseur de garçons, salisseur d'hosties et d'objets de culte.

A Charenton, M. de Sade bénéficie de quelques avantages dus à son rang et à la pension que lui fait verser de mauvais gré son fils Claude-Armand, depuis son château de Condé-en-Brie. Chambre prolongée par une étroite bibliothèque. Vue sur la campagne verdoyante, des arbres, et le scintillement lointain de la Marne. Visites libres. Dès le mois d'août 1804, sa maîtresse Marie-Constance Quesnet a obtenu du directeur de l'asile la permission de le rejoindre, elle est installée dans l'appartement voisin, M. de Sade la fait passer pour sa fille naturelle.
Ce matin du 2 juillet 1814 à dix heures trente, il a eu la visite de l'abbé Fleuret, qui l'a félicité sans ironie de ce soixante- quatorzième anniversaire. L'abbé Fleuret, "le tonsuré cauteleux", comme le nomme M. de Sade; un ambitieux prêtre, récemment issu du séminaire de Dijon, un an et demi curé de Sainte-Pélagie puis secrétaire particulier de l'abbé de Montesquiou, ministre de l'Intérieur du roi Louis XVIII, qui le délègue à Charenton en surveillance d'un certain nombre de pensionnaires huppés, très particulièrement le marquis de Sade. Lequel exaspère le ministre depuis qu'il a reçu une lettre de dénonciation du nouveau directeur de l'Hospice.
Que s'est-il passé à Charenton ? L'ancien directeur général, M. de Coulmier, lui-même un homme de moeurs dissolues, et favorable au marquis, - il a encouragé la mise en scène et la création de ses pièces de théâtre, comme leur interprétation par de grands malades et des fous au sein même de l'établissement, et favorisé l'installation de Mme Quesnet auprès de Sade -, Coulmier donc a été mis à la retraite et remplacé par M. Roulhac de Maupas, personnage obtus, étroit, glacial, prêt à ramper devant le régime pour s'incruster à son poste. Un moyen utile ? Signaler ceux de ses administrés qu'il sait suspects à ses maîtres. Fin mai 1814, il adresse à l'abbé-ministre de Montesquiou un rapport de six pages sur son pensionnaire le plus sombrement illustre. Dès lors les choses ne traînent pas. Le 21 octobre déjà, Montesquiou demande au directeur général de la police des mesures sévères à l'encontre de M. de Sade, qui "jouit en ce moment d'une liberté dont il fait le plus funeste usage. Il écrit; il fait copier dans la maison ses nouvelles productions, dignes, m'a-t-on dit, de celles qui lui ont donné une si malheureuse célébrité. Ces écrits pourraient circuler parmi les malades: il est facile de saisir quelle impression ils pourraient faire sur des imaginations exaltées ou affaiblies."
Dans l'intervalle, l'abbé Fleuret a pour mission d'enquêter sur l'esprit, les moeurs et l'état de santé du marquis. Pour l'esprit, l'abbé trouve au suspect la tête très claire, mais violemment tournée contre Dieu, la religion, toute l'Eglise et ses prêtres. Rien n'a changé. L'injure empire.
Pour le corps, on remarque des coliques d'estomac très sévères et récurrentes après les repas, signe de grave inflammation. Des selles brûlantes et purulentes, des hémorragies du fondement, - un saignement anal a été dénoncé à plusieurs reprises par un domestique lassé d'avoir à changer trop fréquemment la literie du vieillard. Ajoutez-y, dit l'ecclésiastique effaré, des toux asthmatiques associées à des émissions anormales de glaires et de caillots, - le matin déjà, le crachoir de M. de Sade est plein, il faut le vider trois fois par jour. Sans parler des cris, ou plaintes bestiales, ou râles, ou vociférations, que l'on perçoit à travers la porte et les murs de l'énergumène. Spécialement lors des visites que lui fait plusieurs fois dans la semaine, voire dans une seule journée, la jeune demoiselle Madeleine, fille Leclerc, âgée de quinze ans et demi, qui ressort fort défaite, en sueur, titubante, de la chambre où M. de Sade s'est enfermé avec elle.
Que se passe-t-il dans cette chambre ? A quoi riment les bruits de scie, ou de lime à bois, que l'on a captés aussi, venant de ladite chambre, lors des visites de la jeune Leclerc ? Et qu'en est-il des visites du jeune Maniard, garçon de peine lascif et fébrile, constamment enfermé avec le vieillard, avant que le tolérant M. de Coulmier le flanque à la porte ? On a rapporté à l'époque que le garçon Maniard était chargé par le marquis d'acheter en ville, chez des artisans au service des petites Maisons, des godemichés bruts, que le couple retaillait ensuite et ajustait aux proportions et exigences de plus en plus forcenées de M. de Sade. On a parlé aussi de fouets à chien, commandés à un cordonnier du Marais, et de boîtes d'épingles à chapeau en si grand nombre qu'elles eussent excédé la consommation d'une comédienne.
Il arrive même, ajoute l'abbé, que M. de Sade se regarde une longue heure au miroir, tirant la peau de son visage, pressant ses orbites, creusant ses joues de ses doigts roides comme s'il voulait toucher l'os. On l'entend alors qui insulte, ou qui gémit, qui se plaint furieusement.
- J'ai même perçu ses paroles, conclut l'abbé à voix base.
- Confiez-les.
- Il disait qu'il ne ferait pas de vieux os. Qu'on aurait son corps, pas sa tête. C'était confus. A la fois très compréhensible et très obscur. A la fin j'ai saisi quelques mots, qu'il a répétés plusieurs fois: "Mon dernier crâne ! Mon dernier crâne !" Ce qui montre bien l'incohérence où peut sombrer cet impie.

L'abbé Fleuret a vingt-huit ans, le visage fin et mince, la soutane serrée révèle un corps sans graisse, un maintien délié. Depuis quelque temps qu'il le connaît, et même s'il se méfie de son état et persévère à l'insulter dès qu'il se retrouve seul, M. de Sade apprécie sa visite, sa conversation lui a paru plus éclairée par les Lumières que celle de ses congénères stupides.
- Voilà mon prêtre ! s'écrie le marquis vêtu de velours gris, ce matin, - le gris de l'habit fait ressortir le bleu de l'oeil, et le jeune abbé ne peut s'empêcher de se rappeler l'affaire des bonbons cantharidés, à Marseille, dont Montesquiou lui a mis le dossier entre les mains pour l'édifier. Juin 1772. Description du coupable par les filles de joie cruellement fouettées et emprisonnées par un personnage hautain et sa suite, un gentilhomme de taille moyenne, enveloppé, cheveux blonds, visage rempli, et les yeux bleus. Comme si cette bleuité choquait, suprême indécence et provocation angélique, dans un bordel du profond Sud.
Justement ces yeux bleus fixent l'ecclésiastique, qui ne bronche pas sous leur flamme. A cette heure, M. de Sade est d'humeur enjouée. Sans compter que la visite le réconforte et le flatte. Quatre murs, les trousseaux de clefs, les vestibules interminables et bouclés à double tour, le jardin fermé, les arbres taillés en forme de paroi, même la chapelle, même le cimetière dans l'espace clos...
- Cher homme de Dieu, mon cher abbé, vous ne pouvez pas savoir que j'ai écrit un certain Dialogue entre un prêtre et un moribond. C'est ancien, une petite chose, encore une, que j'ai perdue à la Bastille... Donc le prêtre, et le moribond. Tout à fait comme ce matin. Hou ! Hou ! Hou !
- Vous n'avez rien d'un moribond.
- Chi lo sa, mon cher ami, chi lo sa. Vous ne connaissez ni le jour ni l'heure, comme dit votre foutue Bible.
L'abbé s'est signé.
- Je ne tolère pas... Enfin je sais trop, monsieur mon hôte, votre goût de la provocation...
- Non mon ami. C'est plus grave. Votre Dieu est mort. Ou plutôt il n'est jamais né !
Le vieillard a tout à coup monté la voix, son regard est fixe, le gros corps tremble et s'agite sous l'effet de l'émotion.
- Jamais né, vous entendez ! Jamais né, mort-né, foetus crevé, mort-né votre Dieu, mon cher abbé, et tenez, le crucifix qui brinquebale à votre cou, oui le crucifix, sale pendeloque, vous savez ce que j'en fais de votre crucifix, je chie dessus, votre crucifix, oui je le conchie, je chie sur le crucifix et le fils de Dieu et Dieu le Père et toute la sainte escroquerie, hou ! hou ! sainte escroquerie...
Le jeune prêtre s'est précipité à l'aide du vieillard qui suffoque de rage, violet, ponceau, le ventre tressaute, les jambes se soulèvent devant lui, les pieds battent en l'air.
- Le vinaigre ! Où est le vinaigre ! crie le jeune homme qui fouille dans la grande commode, baigne une serviette, tamponne le front du fou qui étouffe. Le liquide ruisselle sur les joues flasques, coule aux commissures des lèvres... A cet instant M. de Sade n'est plus l'arrogant aristocrate de la légende, mais un vieux corps écailleux et rouge, gonflé de goutte, d'ulcères, de liquides épaissis par trop de crimes. Mais tout à coup le prêtre recule, halluciné, épouvanté, parce qu'une aura métallique, à la fois phosphorescente et brûlante, couleur de soufre et par saccades atrocement lumineuse, s'est mise à diffuser son éclairage autour de la masse du marquis affalé dans son fauteuil. Cage de luminosité comme une armure immatérielle, mais incontestablement diabolique, et le jeune abbé Julien Marie Fleuret, délégué du ministre de l'Intérieur de sa majesté Louis XVIII, roi de France, se signe encore et saute en arrière dans un mouvement de recul épouvanté.

L'Express
publié le 02/01/2010 à 09:00

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